L’Aveugle clairvoyant (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 18 septembre 1716.

 

Personnages

 

DAMON, Officier de Marine, Aveugle, Clairvoyant

LÉONOR, jeune Veuve, promise à Damon

LA VIEILLE LÉONOR, Tante de Léonor, amoureuse de Damon

LÉANDRE, Neveu de Damon, Amant de Léonor

LEMPESÉ, Médecin, amoureux de Léonor

LISETTE, suivante de Léonor

MARIN, valet de Damon

UN NOTAIRE

 

La scène est à Paris, dans la Maison de Damon.

 

 

Scène première

 

LÉONOR, LISETTE

 

LISETTE.

Eh bien, Madame, à quoi vous déterminez-vous ?

On va voir arriver votre futur époux.

Damon revient enfin après deux ans d’absence.

LÉONOR.

Fatal retour ! Ô ciel ! je frémis quand j’y pense.

Lisette, dans l’état où l’a mis son destin,

Pourrais-je me résoudre à lui donner la main ?

LISETTE.

Comment vous en défendre ? Un dédit vous engage.

Il l’exigea de vous avant ce long voyage,

Et que vous logeriez ici dans sa maison ;

Nous y vînmes alors toutes deux sans façon,

Comptant ce mariage une chose certaine.

À présent son retour vous alarme et vous gêne.

LÉONOR.

Hélas ! lorsqu’à Damon je donnai mon aveu,

Je n’avais jamais vu Léandre son neveu.

LISETTE.

Que je m’en doutais bien ? Voilà donc l’enclouure ;

Léandre, je l’avoue, est d’aimable figure,

Mais il n’a pas le double, et sans l’oncle, ma foi,

Ce neveu si charmant serait plus gueux que moi,

Damon a fait sur mer une fortune immense,

Avec lui, vous seriez toujours dans l’opulence,

Vous auriez de l’argent, des habits, des bijoux.

LÉONOR.

Mais avec tous ces biens un très fâcheux époux ;

Car enfin l’accident dont on a la nouvelle

N’a pas dû l’embellir.

LISETTE.

C’est une bagatelle.

Quoi, parce que le vent d’un boulet de canon,

Nous le renvoie aveugle. Hé quoi cette raison,

Vous doit-elle empêcher de conclure ?

LÉONOR.

Sans doute.

LISETTE.

Refuser un mari, parce qu’il ne voit goutte !

Hélas ! votre défunt ne voyait que trop clair,

Sur les moindres soupçons toujours l’esprit en l’air.

LÉONOR.

Ah ! ne m’en parle pas, cinq mois de mariage

M’ont avec lui paru cinquante ans d’esclavage ;

Ce souvenir suffit pour me faire trembler,

Et Damon a le don de lui trop ressembler.

Quand j’aurais été sourde à de nouvelles flammes,

Damon parle si mal, pense si mal des femmes.

LISETTE.

Ah qu’il en pense mal, ou qu’il en pense bien,

De ce que nous ferons, il ne verra plus rien.

LÉONOR.

Qu’il ignore surtout que son neveu Léandre

Est encore à Paris, quand il le croit en Flandre.

LISETTE.

Oui, mais que ferons-nous de monsieur Lempesé ?

De le congédier il n’est pas fort aisé,

Ce fade Médecin est un amant tenace,

Et qui ne s’aperçoit jamais qu’il embarrasse ;

Mais pourquoi diantre aussi lui donner de l’espoir !

LÉONOR.

Pour m’amuser, n’ayant personne à recevoir ;

Dans les commencements je le trouvais passable,

Mais depuis certain temps il m’est insupportable.

LISETTE.

Depuis que le neveu s’est offert à vos yeux.

Quoi qu’il en soit, je veux vous servir de mon mieux.

Cependant je devrais être bien en colère,

Puisque jusques ici vous m’avez fait mystère...

MARIN, derrière le théâtre.

Hoé, hoé, hoé.

LISETTE.

J’entends Marin, je crois ?

LÉONOR.

Le valet de Damon ?

LISETTE.

Oui, vraiment, c’est sa voix :

Je la reconnais bien, il faut sans plus attendre

Prendre votre parti.

LÉONOR.

Quel parti puis-je prendre ?

 

 

Scène II

 

LÉONOR, LISETTE, MARIN, en Courrier

 

MARIN.

Hoé, hoé, hoé, parbleu, j’ai beau crier,

Comment donc ? Est-ce ainsi qu’on reçoit un Courrier !

Personne ne descend.

LÉONOR.

Qu’as-tu fait de ton Maître ?

MARIN.

Ne vous alarmez point, vous l’allez voir paraître,

Et je l’ai devancé de cent pas seulement,

Pour voir si tout est prêt dans son appartement.

LISETTE, à Léonor.

Cela va bien pour nous, commençons par avance,

À faire entrer Marin dans notre confidence.

LÉONOR, bas à Lisette.

Que vas-tu faire ?

LISETTE.

Il m’aime, et fera tout pour moi,

J’en suis sûre. Marin, puis-je compter sur toi ?

MARIN.

Tu n’en saurais douter sans me faire injustice.

LISETTE.

Il s’agit en payant, de nous rendre un service.

MARIN.

En payant, c’est beaucoup me dire en peu de mots,

À cent coups de bâton dût s’exposer mon dos,

Vous n’avez qu’à parler.

LISETTE.

Il faut tromper ton Maître,

Et sur les gens qu’ici tu pourras voir paraître,

Ne lui rien témoigner.

MARIN.

Il suffit, je t’entends,

Madame en notre absence a fait quelques amants,

Et Damon l’inquiète un peu par sa venue.

Ne craigniez rien, depuis qu’il a perdu la vue,

Je lui fais aisément croire ce qu’il me plaît,

Et je vous servirai, non pas par intérêt.

Mais parce que je sens pour vous un certain zèle

Qui brûle d’éclater...

À Lisette.

que me donnera-t-elle ?

LÉONOR.

J’ai vingt Louis tout prêts, je vais te les chercher.

MARIN.

Madame... en vérité... c’est de quoi me toucher.

Hâtez-vous de répondre à mon ardeur extrême,

Et songez que mon Maître arrive à l’heure même.

 

 

Scène III

 

MARIN, seul

 

Vingt louis ! Malepeste ! Allons, mon cher Marin,

Il ne faut pas rester dans un si beau chemin.

Mais quoi ! trahir Damon ! Non, cela ne peut être ;

Il ne faut pas, ma foi, trahir un si bon Maître :

Il vient de m’assurer certaine pension,

Qui dans la suite aura quelque augmentation.

Et le tout pour venir ici leur faire accroire.

Qu’il est aveugle. Allons, il y va de ma gloire,

De soutenir toujours ce que j’ai commencé,

Des gens nous ont mandé que Monsieur Lempesé,

Ce Médecin pimpant, ce Marchand de denrées,

Pour rétablir le teint des beautés délabrées,

Était dans ce logis du matin jusqu’au soir,

Que même Léonor lui donnait quelque espoir.

On nous mande de plus qu’elle adore Léandre,

Et qu’il est à Paris quand on le croit en Flandre ;

C’est ce que dans ce jour mon Maître veut savoir,

Et qu’il verra bien mieux, feignant de ne rien voir,

Ce qu’il en fait, pourtant n’est pas par jalousie,

Il doit être guéri de cette frénésie,

Il veut se réjouir, c’est là je crois son but,

Mettre à bout Léonor et ses amants... mais chut.

La voici de retour aussi bien que Lisette.

Prenons de toutes mains, et dupons la coquette.

 

 

Scène IV

 

LÉONOR, LISETTE, MARIN

 

MARIN.

Eh bien ces vingt Louis sont-ils prêts ?

LÉONOR, lui donnant une bourse.

Les voici.

MARIN.

Je les prends sans compter, et vous dis grand merci.

LISETTE.

Pour que tu sois au fait, il faut d’abord t’apprendre

Qu’on n’aime plus Damon, et qu’on aime Léandre.

MARIN.

Il est donc à Paris ? Ma foi, c’est fort bien fait,

J’approuve votre goût, et j’en suis en effet.

Dans ma façon d’aimer tous les jours je préfère,

Et la nièce à la tante, et la fille à la mère.

LÉONOR.

Finis, Marin, et sois seulement diligent...

MARIN.

Comptez sur mon esprit, mon zèle et votre argent.

LÉONOR.

Préviens d’abord Damon ; dis-lui que mon visage

A perdu les attraits qu’il avait en partage.

MARIN.

Oui, je saurai vous peindre en remède d’amour ;

Mais voici votre Tante.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, LA TANTE, LISETTE, MARIN

 

MARIN.

Hé, Madame, bonjour.

LA TANTE.

Qu’ai-je appris, cher Marin ? Quel accident terrible !

Damon revient aveugle, ô ciel ! Est-il possible ?

MARIN.

Madame, il est trop vrai.

LA TANTE.

Que je le plains hélas !

Quoiqu’il n’ait pas rendu justice à mes appas,

Et qu’il ait négligé la Tante pour la Nièce,

J’avouerai que toujours pour lui je m’intéresse.

LÉONOR.

Vous le plaignez, ma Tante ; Ah ! ne plaignez que moi,

Je me vois dans l’état le plus cruel...

LA TANTE.

Pourquoi ?

LÉONOR.

Épouser un aveugle, ah ! cette seule idée

Me fait frémir d’horreur.

LA TANTE.

J’en suis persuadée ;

Cependant aujourd’hui la disette d’Amants

Est si grande, si grande... Il faut suivre le temps.

MARIN.

Oui, l’espèce est si rare.

LA TANTE.

On est belles, bien faites,

Et l’on passe ses jours sans ouïr de fleurettes.

LISETTE.

Nous ne nous sentons point de la disette ici,

Et nous ne manquons point d’épouseurs, Dieu merci.

Car, de quelque façon que l’on puisse le prendre,

Il nous en restera toujours deux à revendre ;

Fournissez-vous chez nous.

LÉONOR.

Mon Dieu, ne raillons pas,

Et songeons bien plutôt à sortir d’embarras.

LISETTE.

Attendez, il me vient une idée admirable.

Si nous pouvions trouver quelque personne aimable,

Qui près de notre aveugle, osât passer pour vous.

LÉONOR.

Plaisante invention !

LISETTE.

Pourquoi ? que savez-vous,

Un aveugle à tromper n’est pas si difficile,

Et s’il se rencontrait une personne habile

Qui pût bien imiter le son de votre voix.

LÉONOR.

Où la trouver, dis-nous ? Et de qui faire choix ?

MARIN.

Cela se trouvera ; quelque mince grisette

Qui pour se marier... Par exemple, Lisette.

LISETTE.

Qui, moi ? je ne veux point d’un Aveugle.

MARIN.

Comment,

Pourrais-tu là-dessus balancer un moment ?

LA TANTE.

Ne cherchez pas plus loin, j’ai trouvé votre affaire,

Une belle personne, et qui saura lui plaire,

D’agrément et d’esprit en tout semblable à toi,

Qui déguise sa voix à merveille ; et c’est moi.

LISETTE.

Fi donc, Madame, fi.

LA TANTE.

Pourquoi donc, je vous prie ?

Qui vous fait récrier de la sorte, ma mie ?

LISETTE.

Par ma foi, c’est votre âge.

LA TANTE.

Hé ! n’ayez point de peur :

De ma nièce toujours j’ai passé pour la Sœur ;

Et de mon âge au sien, le peu de différence,

Ne vaut pas après tout...

MARIN.

Bon, belle conséquence !

Du ton d’un marqueur de Jeu de l’aume.

Quarante-cinq à quinze.

LA TANTE.

Enfin quoi qu’il en soit,

Je jouerai bien mon rôle, et mieux que l’on ne croit.

MARIN.

Moi d’ailleurs je peindrai Léonor si changée,

Et de telle façon sa beauté dérangée ?

Que quand quelqu’un voudrait l’éclaircir sur ce point,

Ce qu’on pourrait lui dire il ne le croirait point.

LÉONOR.

Ma Tante, je crains bien.

LA TANTE.

Ne te mets point en peine,

Je suis ta belle-mère, et même ta marraine,

Nous portons même nom de fille et de maris.

Je suis veuve du père, et toi veuve du fils,

Pour ton air enfantin, je l’attrape à merveille.

LISETTE.

Songez bien qu’un Aveugle a souvent bonne oreille,

Et que quand à l’abord il donnerait dedans,

Il pourrait dans la suite.

LA TANTE.

Et c’est où je l’attends,

Quand il reconnaîtra cette aimable imposture.

Il sera trop content de m’avoir, j’en suis sûre.

MARIN.

Le moyen d’en douter.

LÉONOR.

Avant tout, cher Marin,

Je voudrais que Léandre apprît notre dessein,

Il loge chez Damis.

MARIN.

J’y vais, c’est ici proche.

À part.

Bon, autre argent qui va pleuvoir dans notre poche.

LÉONOR.

De son oncle d’abord apprends-lui le retour.

Qu’il ne paroisse point ici de tout le jour,

Ou du moins s’il y vient, qu’il songe à se contraindre.

MARIN.

Je dirai ce qu’il faut, vous n’avez rien à craindre,

Reposez-vous sur moi.

À part.

La fourbe a réussi :

Allons vite avertir Damon de tout ceci.

 

 

Scène VI

 

LÉONOR, LA TANTE, LISETTE

 

LISETTE.

Ah, j’entends Lempesé.

LA TANTE.

L’incommode visite !

Je ne le puis souffrir, défait t’en au plus vite

Je passe cependant dans ton appartement ?

Où je veux réfléchir sur mon rôle un moment.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, LEMPESÉ, LISETTE

 

LÉONOR, à Lisette.

Qu’il vient mal à propos !

LEMPESÉ.

Bonjour, beauté brillante,

Toujours plus gracieuse, et toujours plus charmante

Que tout ce que mes yeux ont vu de plus charmant.

LISETTE.

Ah pour une autre fois gardez ce compliment,

Nous avons du chagrin.

LEMPESÉ.

Pardon, ma belle Reine,

Si mon retardement a causé votre peine.

Mes gens m’ont désolé, j’ai cru n’être jamais

En état de venir adorer vos attraits,

J’ai si fort querellé que j’en serai malade,

Ils m’avaient égaré mes eaux et ma pommade.

Mais quoi, vous soupirez ? parlez, expliquez-vous ;

Sont-ce soupirs d’amour, de crainte, ou de courroux ?

LÉONOR.

Ils sont de désespoir, désespoir qui me tue.

Enfin c’est de Damon l’arrivée imprévue.

LEMPESÉ.

Damon ! quoi ce Rival que mon amour vainqueur

A depuis son départ banni de votre cœur ?

LISETTE.

Lui-même à l’épouser il voudra la contraindre,

Ils ont un bon dédit.

LEMPESÉ.

Elle n’a rien à craindre,

Je le paierai, Lisette, et dussai-je...

LISETTE.

Non pas,

Nous voulons sans payer la tirer d’embarras,

Et si par un détour de chicane subtile...

LEMPESÉ.

Hé bien, cela n’est pas, je crois, si difficile.

LISETTE.

Pas trop, puisque Damon est aveugle.

LEMPESÉ.

Comment ?

LISETTE.

Un boulet de canon, fort impertinemment

Passant près de ses yeux a frôlé la prunelle,

Et le vent... détruisant... la force visuelle...

Il est aveugle enfin, voilà quel est son sort.

LEMPESÉ.

Oh coup de vent heureux, qui me conduit au port !

LÉONOR.

Comment ? vous vous flattez de ce malheur...

LEMPESÉ.

Sans doute,

Je lui fais un Procès sur ce qu’il ne voit goutte.

J’ai, comme vous savez, mon Frère l’Avocat

Qui brille au Parlement avec assez d’éclat.

Sans perdre plus de temps, dès demain il le somme

À nous représenter dans la huitaine un homme

Muni de ses cinq sens, qui de corps et d’esprit

Soit tel qu’il s’est fait voir en signant le dédit.

LISETTE.

C’est là le prendre bien. Mais je l’entends lui-même.

LÉONOR.

Ah, Lisette, je suis dans un désordre extrême,

Je n’ose soutenir...

LISETTE.

Je vais le recevoir,

Rentrez ; et vous, Monsieur, adieu, jusqu’au revoir.

LEMPESÉ.

Ne pouvant être vu je puis rester, Lisette.

LISETTE, le repoussant.

Vous vous moquez de moi.

LEMPESÉ.

Que rien ne t’inquiète.

LISETTE.

Ma foi, vous sortirez.

LEMPESÉ.

Non, je suis curieux

De voir comme s’exprime un aveugle amoureux.

LISETTE.

J’enrage !

 

 

Scène VIII

 

DAMON, LEMPESÉ, LISETTE

 

DAMON, contrefaisant l’Aveugle.

Holà, quelqu’un, Marin, tout m’abandonne,

Et dans cette maison je ne trouve personne.

LISETTE.

Monsieur, on vient à vous.

DAMON.

C’est Léonor, je crois ?

LISETTE.

Non, monsieur, c’est Lisette.

DAMON.

Hé bien, tu me revois,

Mais je ne puis avoir un pareil avantage.

LISETTE.

Vos yeux sont toujours beaux, hélas c’est grand dommage !

DAMON.

Où Léonor est-elle ?

LISETTE.

En son appartement,

Et je vais l’avertir dans ce même moment...

DAMON, allant embrasser Lempesé.

Du moins auparavant il faut que je t’embrasse...

Qu’est-ce ci, c’est un homme. Hé quoi ! dans ma disgrâce

Léonor pourrait-elle, en bravant mon courroux,

Introduire céans...

LISETTE.

Hélas ! Monsieur, tout doux,

Ce n’est qu’un domestique.

DAMON.

Ah ! c’est une autre affaire.

LISETTE.

Madame, du premier a voulu se défaire,

C’était un paresseux qui n’avait aucun soin :

Passez dans l’antichambre.

DAMON.

Hé non, j’en ai besoin.

Un fauteuil. Je me sens les jambes si serrées...

Hé l’ami, tire-moi mes bottines fourrées.

LISETTE.

Allons, dépêchez-vous.

LEMPESÉ, bas à Lisette.

Qui moi, le débotter ?

Non, parbleu, je m’en vais.

LISETTE, bas à Lempesé, le retenant.

Ce serait tout gâter.

Que pourrait-il penser ?

LEMPESÉ, bas à Lisette.

Oui, mais par où m’y prendre ?

LISETTE, bas à Lempesé.

Vous méritez cela, pourquoi vouloir attendre...

DAMON.

Hé bien, faquin, à quoi peux-tu donc t’amuser ?

LISETTE.

Il est novice encore, il le faut excuser.

DAMON.

Ah, je vous ferai bien remuer cette idole.

Se dépêchera-t-on, à la fin...

LISETTE.

Carmagnole,

Débottez donc, Monsieur.

LEMPESÉ, bas à Lisette.

Je ne pourrai jamais.

LISETTE, lui ôtant son manteau.

Ôtez votre casaque.

DAMON, ici Lempesé débotte Damon.

Ah ! le maudit Laquais.

On voit bien que jamais il ne fut à la guerre ;

Tire à toi, fort, plus fort. Il est, je crois, par terre.

LEMPESÉ, se relevant.

Je n’y puis résister, Lisette, absolument.

DAMON, présentant son autre jambe.

Allons, à l’autre.

LEMPESÉ, bas à Lisette.

Encore une autre ?

LISETTE, bas à Lempesé.

Apparemment

Il faut bien achever. Mais son valet s’avance ;

Ne craignez rien, il est de notre intelligence.

LEMPESÉ, à part.

Je respire.

 

 

Scène IX

 

DAMON, LEMPESÉ, LISETTE, MARIN, chargé d’une grosse malle

 

MARIN.

Ah ! ah ! ah !

DAMON.

Qui te fait rire ainsi ?

MARIN.

C’est, monsieur...

À Lisette.

Apprends-moi ce qui se passe ici.

LISETTE, bas à Marin.

Ne fais semblant de rien.

DAMON.

D’où viens-tu, double traître ?

Dans l’état où je suis peut-on laisser un Maître,

L’abandonner aux mains d’un butor, d’un lourdaud ?

MARIN.

Il fallait apporter votre malle ici-haut.

DAMON.

Il fallait se hâter.

MARIN.

La charge est trop pesante.

Votre malle, Monsieur, pèse deux cent cinquante :

Par ma foi quand j’aurais la force d’un mulet...

DAMON.

Chargez-la sur le dos de ce maudit valet.

LEMPESÉ, à part.

Encore.

MARIN.

Quel valet, s’il vous plaît ?

DAMON.

Carmagnole.

Un benêt qui depuis une heure me désole,

Dans mon appartement qu’il aille la porter ;

Achève cependant toi de me débotter.

MARIN, mettant rudement la malle sur le dos de Lempesé.

Tenez donc, Carmagnole.

LEMPESÉ, la laissant choir.

Oh, le diable t’emporte,

Je ne saurais porter un fardeau de la sorte,

Je crois que tu me prends pour un cheval de bâts,

Adieu, je reviendrai quand il n’y sera pas.

 

 

Scène X

 

DAMON, LISETTE, MARIN

 

DAMON.

Lisette, fais venir Léonor, je te prie,

De son retardement à la fin je m’ennuie.

LISETTE.

J’y vais, Monsieur.

 

 

Scène XI

 

DAMON, MARIN

 

DAMON.

Hé bien que t’en semble, Marin !

J’ai bien turlupiné Monsieur le Médecin.

Léonor après tout doit être bien coquette,

Si d’un pareil galant elle entend la fleurette.

MARIN.

Monsieur, il ne faut pas disputer sur les goûts,

Ne vous y trompez pas, tel passe parmi nous

Pour un fat, un benêt, un nigaud, une cruche,

Que des femmes souvent il est la coqueluche.

DAMON.

Passe encor pour Léandre, il a quelque agrément.

Il est donc à Paris malgré tout ?

MARIN.

 Oui, vraiment.

Je viens de lui parler, vous dis-je, à l’heure même.

DAMON.

Et tu ne doutes point que Léonor ne l’aime ?

MARIN.

Le moyen d’en douter ?

DAMON.

Il est instruit du tour

Que la Tante prétend jouer à mon amour ?

MARIN.

Il en est informé par moi-même.

DAMON.

Le traître !

Avant la fin du jour je lui ferai connaître...

MARIN.

Je vous croyais guéri, Monsieur, absolument.

DAMON.

Pas tout-à-fait encore, à parler franchement,

Et j’ai besoin de voir tous les tours qu’on m’apprête.

Mais comment Léonor me croit-elle si bête,

Et peut-elle me tendre un si grossier appât ?

MARIN.

Elle vous croit aveugle, et vous ne l’êtes pas ;

Peut-être que l’étant vous prendriez le change.

DAMON.

Il faudrait que je fusse en un état étrange,

Et que j’eusse perdu tous les sens à la fois.

Mais quelqu’un vient ici, c’est la Tante je crois :

C’est elle-même, songe à seconder ma feinte.

MARIN.

Allez, je suis au fait, n’ayez aucune crainte.

 

 

Scène XII

 

DAMON, LA TANTE, MARIN

 

DAMON.

Léonor ne vient point ?

MARIN.

Hé, Monsieur, la voici.

DAMON, allant vers la porte.

Ah Madame.

MARIN, l’arrêtant.

Attendez, ce n’est pas par ici.

Où Diable allez-vous donc parler à cette porte ?

LA TANTE, contrefaisant la voix de Léonor.

Ah Damon, quel chagrin de vous voir de la sorte !

DAMON.

Que sa voix est changée !

MARIN.

On vous le disait bien ;

Mais auprès de ses traits, Monsieur, cela n’est rien.

DAMON.

N’importe, elle a toujours pour moi les mêmes charmes.

LA TANTE.

Ciel ! que votre accident m’a fait verser de larmes !

Si vous saviez mon cher.

DAMON.

Ah, je n’en doute pas.

LA TANTE.

Je ne saurais parler, et mes soupirs... Hélas !

Je ne sais pas comment je suis encore en vie.

DAMON.

Ne vous affligez point, Léonor, je vous prie,

Vous me percez le cœur, songez que vos attraits

Pourraient par tant de pleurs se perdre pour jamais.

MARIN.

Elle en a déjà bien perdu, l’état funeste...

DAMON.

Pour un Aveugle, hélas ! c’est trop que ce qui reste.

Après tous ces attraits que tu dis si changés,

J’aurais plaisir peut-être à les voir dérangés :

Une beauté bizarre a souvent l’art de plaire,

Bien plus que ne ferait une plus régulière.

MARIN.

Vous devez donc, Monsieur, ne vous chagriner point,

La beauté de Madame est bizarre à tel point...

LA TANTE.

Enfin de ma beauté quoi que vous puissiez croire,

Sur bien d’autres on peut me donner la victoire ;

Pour mon esprit, il est augmenté des trois quarts,

On m’en fait compliment aussi de toutes parts.

DAMON.

Ah, Madame, on sait trop que c’est une merveille.

LA TANTE.

De mille doux propos remplissant votre oreille,

Je vous consolerai d’avoir perdu les yeux,

Je veux être avec vous en tous temps, en tous lieux.

DAMON.

Que j’aurai de plaisir, hâtez donc cette affaire,

Et courez promptement chez le premier Notaire,

Mettez dans le Contrat tout ce qu’il vous plaira,

Laissez mon nom en blanc qu’ici l’on remplira,

J’ai mes raisons qui sont de peu de conséquence,

Pour vous, signez toujours, et faites diligence.

LA TANTE.

J’y vais, et dans l’instant je serai de retour.

MARIN, bas à la Tante.

Prenez quelque Notaire éloigné du Carrefour,

Et qui ne puisse ici reconnaître personne.

LA TANTE, bas à Marin.

C’est fort bien avisé, la prévoyance est bonne,

Lorsque j’aurai signé, j’enverrai le Contrat,

Et ne paraîtrai point de peur de quelque éclat,

Il pourrait survenir des amis de ton Maître,

Qui, me reconnaissant, gâteraient tout peut-être.

DAMON.

Vous n’êtes point partie ! ah, ce retardement,

À mon cœur amoureux est un nouveau tourment,

Répondez, Léonor, à mon ardeur extrême.

LA TANTE.

J’y vais, j’y cours, j’y vole, et je reviens de même.

 

 

Scène XIII

 

DAMON, MARIN

 

MARIN.

Maugrebleu de la folle.

DAMON.

Allons, ce n’est pas tout,

Et je prétends pousser la chose jusqu’au bout ;

Je veux que Lempesé...

MARIN.

Paix, j’aperçois Léandre ;

Votre dessein était de venir le surprendre,

Le voilà tout surpris.

DAMON.

Il n’est pas temps encor,

Et je veux le surprendre avecque Léonor.

Je passe dans ma chambre, et je vous laisse ensemble.

 

 

Scène XIV

 

LÉANDRE, MARIN, après avoir conduit Damon jusqu’à la porte de son appartement

 

LÉANDRE.

Hé bien, mon cher Marin.

MARIN.

Avancez-vous.

LÉANDRE.

Je tremble.

Comment cela va-t-il ?

MARIN.

Tout va bien, Dieu merci,

Et comme on l’espérait la chose a réussi.

Votre Oncle a pris le change.

LÉANDRE.

Il épouse la Tante ?

MARIN.

Elle est chez le notaire à remplir notre attente,

Mais voici Léonor qui peut vous assurer...

 

 

Scène XV

 

LÉONOR, LÉANDRE, MARIN, LISETTE

 

LÉANDRE.

Eh bien, Madame, enfin on peut donc espérer...

LÉONOR.

Selon ce qu’aura fait ma Tante.

MARIN.

Des merveilles :

Elle a de notre Aveugle enchanté les oreilles ;

Il attend le Contrat qu’il s’apprête à signer.

LÉONOR.

Je ne sais pas comment cela pourra tourner,

Mais quoique l’on oppose à mon amour extrême,

Soyez sûr que toujours vous me verrez la même.

LÉANDRE.

Ah, quel espoir charmant ! souffrez qu’à vos genoux.

MARIN.

Chut, ne remuez pas l’Aveugle vient à nous.

 

 

Scène XVI

 

DAMON, LÉONOR, LÉANDRE, LISETTE, MARIN

 

DAMON.

Charmante Léonor, votre voix adorable,

Frappe encor mon oreille.

LISETTE.

Ah, voilà bien le Diable.

DAMON.

Vous n’êtes point partie encore, et votre amour...

MARIN.

Pardonnez-moi, Monsieur, c’est qu’elle est de retour.

DAMON.

Hé bien qu’avez-vous fait ?

MARIN.

Le notaire est en ville.

DAMON.

Il faut en prendre un autre, est-il si difficile ?

LISETTE.

Elle y va retourner.

DAMON.

Qu’elle reste un moment.

Je serai bien payé de ce retardement,

Par les douceurs qui vont sortir de cette bouche.

Redites donc cent fois que mon amour vous touche.

Redoublez, Léonor, ces soupirs amoureux,

Qui viennent de me mettre au comble de mes vœux.

LÉONOR, bas à Marin.

Que lui disait ma Tante ?

MARIN.

Ah, j’aurais de la peine

À m’en ressouvenir.

LÉONOR, à part.

Juste Ciel ! quelle gêne !

Parlons, puisqu’il le faut. Oui, je n’aime que vous,

Se tournant du côté de Léandre.

Je fais tout mon bonheur de vous voir mon Époux.

DAMON, bas.

Quelle impudence ! mais ne faisons rien connaître.

Haut.

Que je suis satisfait, que j’ai sujet de l’être !

De ma reconnaissance attendez les effets.

LÉONOR.

Je n’en mérite point de tout ce que je fais.

Croyez que je ne suis que mon amour extrême,

Se tournant toujours du côté de Léandre.

Et que je vois ici ; le seul objet que j’aime.

MARIN, à Léonor.

Que ne peut-il vous voir de même en ces instants,

Ah ! qu’il serait content.

DAMON.

Si je ne vois, j’entends.

LÉONOR, donnant la main à Léandre.

Oui, ma main suit mon cœur, et dans cette journée

Mes vœux seront remplis si les nœuds d’Hyménée...

DAMON, prenant la main de Léandre.

Donnez-moi cette main qui va me rendre heureux.

Que par mille baisers aussi doux qu’amoureux...

Quelle main est-ce là, que faut-il que je pense ?

MARIN, s’approchant.

C’est la mienne, Monsieur.

DAMON, donnant un soufflet à Léandre.

Tiens, de ton insolence,

Maraud, voilà le prix.

LÉONOR, bas à Léandre.

Je suis au désespoir.

DAMON.

Je t’apprendrai, faquin...

MARIN, d’un ton pleurant comme s’il avait reçu le coup.

Revenez-y pour voir.

LÉANDRE, bas à Marin.

Te moques-tu de moi ?

LÉONOR.

Vous êtes en colère,

Je vous quitte et je vais retourner au Notaire.

DAMON.

Allez donc, et hâtez ces précieux instants,

Qu’il apporte au plutôt le Contrat, je l’attends...

 

 

Scène XVII

 

DAMON, MARIN

 

MARIN.

Il n’est pas avec moi besoin que l’on s’explique ;

Je vous ai, comme il faut, donné votre réplique,

Mais, s’il vous plaît, Monsieur, quel est votre dessein ?

DAMON.

De marier la vieille avec le Médecin.

MARIN.

Quoi, Monsieur Lempesé, le Mari de la Tante ?

Le trait serait bouffon, et la pièce plaisante,

Je vais vous le chercher, je sais bien à peu-près...

Mais par ma foi la bête entre dans nos filets,

Et le voici lui-même.

 

 

Scène XVIII

 

DAMON, LEMPESÉ, MARIN

 

LEMPESÉ, bas à Marin.

Où Léonor est-elle ?

MARIN, tristement.

Chez le Notaire.

LEMPESÉ, bas à Marin.

Ô ciel ! quelle triste nouvelle !

Elle épouse Damon ?

MARIN, bas à Lempesé.

C’est à son grand regret.

LEMPESÉ.

Je venais l’informer de tout ce que j’ai fait,

Mon frère m’ayant dit que l’affaire était bonne...

DAMON.

À qui donc parles-tu ?

MARIN.

Moi, Monsieur, à personne.

DAMON.

Tu me trompes, j’entends marcher quelqu’un ici.

LEMPESÉ.

Je tremble.

DAMON, gagnant la porte, et tâtonnant partout avec son bâton.

Je me veux éclaircir de ceci.

MARIN, bas à Lempesé.

Que lui dire, ma foi, j’ai perdu la parole.

LEMPESÉ, bas à Marin.

Dis ce que tu voudras. Mais plus de Carmagnole.

MARIN, à Damon.

C’est Monsieur Lempesé, très savant Médecin,

Qui vient vous apporter un remède divin,

Que pour guérir les yeux, il soutient admirable.

DAMON.

Vraiment d’un pareil soin je lui suis redevable.

Je ne sais pas, Monsieur, par où j’ai mérité,

Que pour moi vous puissiez avoir tant de bonté.

Donnez-moi ce remède, il faut que je l’éprouve.

MARIN, bas à Lempesé.

Allons, cherchez, Monsieur.

LEMPESÉ, bas à Marin.

Que veux-tu que je trouve ?

MARIN, bas à Lempesé.

N’avez-vous point sur vous quelque poudre, quelque eau.

Pour le faire encor mieux donner dans le panneau.

LEMPESÉ, bas à Marin.

J’ai de l’eau pour le teint, mais peste, elle est trop forte,

La composition en est faite de sorte...

MARIN, bas à Lempesé.

Bon, bon, donnez toujours pour sortir d’embarras.

LEMPESÉ, bas à Marin.

La voilà, prenez soin qu’il ne s’en serve pas.

MARIN, regardant le flacon.

Qu’importe. La belle eau, la vue est éclaircie

Seulement à la voir.

DAMON.

Je vous en remercie,

Si j’en suis soulagé, je vous devrai beaucoup.

MARIN.

Vous seriez bien surpris de voir clair tout d’un coup.

DAMON.

Comment ! je donnerais tout ce que je possède,

Que je croirais trop peu payer un tel remède.

MARIN.

Mais, Monsieur, pour guérir, il faudrait commencer,

Par bannir Léonor, et n’y jamais penser ;

Car la femme à la vue est tout-à-fait contraire.

LEMPÈSE.

Hippocrate le dit.

DAMON.

Mais comment veux-tu faire ?

La rupture à présent causerait trop d’éclat,

On va dans ce moment m’apporter le Contrat

Signé de Léonor. Elle pourrait se plaindre,

À payer le dédit on me pourrait contraindre.

LEMPESÉ.

Et pourquoi ? Léonor ayant beaucoup d’appas,

Quelqu’ami ne peut-il vous tirer d’embarras,

Envers elle acquitter la parole donnée ?

DAMON.

Monsieur, quand il s’agit des nœuds de l’hyménée,

On ne voit point d’ami être assez généreux,

Jusqu’à franchir pour nous un pas si hasardeux.

LEMPESÉ.

Il s’en pourrait trouver qui, sans beaucoup de peine

Se chargerait pour vous d’une si douce chaîne.

MARIN, bas.

Il gobe l’hameçon.  

Haut.

On voit assez d’amis

Prendre en de certains cas la place des maris ;

Mais ils s’en tiennent là, sans risquer davantage,

Et laissent aux époux les charges du ménage.

DAMON.

Enfin je vois qu’il faut exposer ma santé,

Car personne jamais n’aura tant de bonté.

LEMPESÉ.

Pardonnez-moi, Monsieur, j’ai trouvé votre affaire,

Un homme à qui déjà Léonor a su plaire,

Et qui d’ailleurs, je crois, ne lui déplairait pas.

DAMON.

Qui serait-ce ? L’espoir de sortir d’embarras

Flatte déjà mon cœur, et ma joie est extrême...

N’hésitez pas, Monsieur, à le nommer.

LEMPESÉ.

Moi-même,

Qui de vous obliger eus toujours grand désir.

DAMON.

Quoi ! vous pourriez, Monsieur, me faire ce plaisir ?

Épouser Léonor ? ah, quelle complaisance !

Quels seront les effets de ma reconnaissance !

MARIN, à Damon.

Voilà ce qui s’appelle un véritable ami,

Monsieur ne vous veut pas obliger à demi.

DAMON.

Puisque vous voulez bien me faire cette grâce,

Vous n’avez qu’à signer le Contrat en ma place,

On va me l’apporter dans ce même moment.

LEMPESÉ.

Léonor en sera ravie assurément.

DAMON.

Pour plus de sûreté, faisons croire au Notaire,

Que vous êtes celui pour qui se fait l’affaire,

Le Contrat est déjà signé de Léonor,

Et comme on n’a pas mis mes qualités encor,

Avecque votre nom on y mettra les vôtres.

MARIN.

Il faut bien s’obliger ainsi les uns les autres.

Mais le Notaire vient.

DAMON, à Lempesé.

Cachons-lui tout ceci,

À Marin.

Toi, prends garde qu’aucun ne nous surprenne ici.

Marin apporte une table et deux sièges avant de s’en aller.

 

 

Scène XIX

 

DAMON, LEMPESÉ, LE NOTAIRE

 

LE NOTAIRE.

À tous présents, salut. Jamais dans mon Étude

Avec tant de justesse et tant de promptitude,

Depuis trente-trois ans il ne s’est fait Contrat.

DAMON.

Enfin, quoi qu’il en soit, tout est-il en état ?

LE NOTAIRE.

Oui, Monsieur, il ne faut seulement que m’apprendre

Le nom, les qualités que le futur veut prendre.

Mais, Messieurs, à vous voir les yeux que je vous vois,

Qui des deux s’il vous plaît, est aveugle ?

LEMPESÉ.

C’est moi.

LE NOTAIRE.

Ô Ciel ! qui l’aurait cru, c’est vraiment grand dommage.

LEMPESÉ.

Il est vrai, mais signons, sans tarder davantage.

LE NOTAIRE.

Il faut lire du moins le Contrat.

LEMPESÉ.

Nullement.

Léonor l’a signé, je signe aveuglément.

LE NOTAIRE.

La future est pressante, et vous encor plus qu’elle.

Signez donc, c’est, je crois, Damon qu’on vous appelle.

LEMPESÉ.

De me donner ce nom je m’étais avisé,

Lempesé signe le Contrat, et le Notaire lui conduit la main le croyant aveugle.

Mais je signe toujours Damien Lempesé.

LE NOTAIRE, écrit.

Vos qualités ?

LEMPESÉ.

Hélas ! après mon infortune,

Je ne crois pas, Monsieur, en devoir prendre aucune ;

Bon Bourgeois de Paris, et cela suffira.

DAMON.

Adieu, Monsieur, tantôt on vous satisfera.

On aura même égard à votre diligence.

LE NOTAIRE.

Je ne demande rien, je suis payé d’avance ;

Madame Léonor a su prendre ce soin.

 

 

Scène XX

 

DAMON, LEMPESÉ

 

LEMPESÉ.

De beaucoup de finesse on n’a pas eu besoin ;

Mais, Monsieur, pardonnez à mon impatience,

Je cours à Léonor apprendre en diligence

Que le sort a rempli le plus doux de ses vœux.

DAMON.

Allez, mon cher, allez, et tenez-vous joyeux.

 

 

Scène XXI

 

DAMON, seul

 

Ma foi, je m’applaudis, et le tour est trop drôle,

Avec notre benêt j’ai bien joué mon rôle ;

Il est temps de finir, je suis assez instruit,

Et j’en ai vu bien plus qu’on ne m’en avait dit.

 

 

Scène XXII

 

DAMON, MARIN

 

MARIN.

Monsieur, songez à vous ; Léonor et Léandre

Vont revenir ici, je leur ai fait entendre.

Que vous dormiez.

DAMON.

Fort bien, il faut, mon cher Marin,

Que quelque tour plaisant à ceci mette fin.

MARIN.

Pour vous mieux seconder, si vous vouliez me dire...

DAMON.

Tu viendras dans ma chambre, où je saurai t’instruire,

Il ne faut que deux mots pour que tu sois au fait.

 

 

Scène XXIII

 

MARIN, seul

 

Il va leur préparer encore un nouveau trait,

D’avance je l’approuve, et mon âme ravie...

Mais voici tous nos gens, jouons la Comédie.

 

 

Scène XXIV

 

LÉANDRE, LÉONOR, LISETTE, MARIN

 

LISETTE.

Hé bien, dort-il encore ?

MARIN.

À faire tout trembler,

La maison tomberait, je crois, sans le troubler.

LÉONOR.

Va-t’en près de son lit ; et pour peu qu’il remue,

Reviens nous avertir ; car je serais perdue

S’il entendait la voix de Léandre.

MARIN.

Fort bien.

Discourez à votre aise, et n’appréhendez rien.

 

 

Scène XXV

 

LÉANDRE, LÉONOR, LISETTE

 

LÉANDRE.

Je ne reviens ici qu’en tremblant, je l’avoue.

Quand mon oncle saura la pièce qu’on lui joue,

S’il me croit avoir part à cette invention,

C’est peu d’être frustré de sa succession,

Son courroux...

LÉONOR.

Tout est fait, et ma Tante est sa femme,

Qui comme elle voudra, saura tourner son âme.

LISETTE.

Dans les commencements, il criera, pestera,

Fera le Diable à quatre, et puis s’apaisera ;

Ses soupçons ne pourront tomber que sur la Tante,

Qui, malgré ses froideurs, lui fut toujours constante,

Et qui pour se venger de son nouvel amour,

Sans nous en informer aura joué ce tour.

Laissez-les entr’eux deux démêler la fusée.

Je vous la garantis femelle aussi rusée...

 

 

Scène XXVI

 

LÉANDRE, LÉONOR, MARIN, LISETTE

 

MARIN.

Ô disgrâce terrible ! inopiné malheur !

LÉANDRE.

Que serait-ce, Marin ?

LÉONOR.

Je tremble de frayeur.

MARIN.

Damon voit clair d’un œil.

LÉANDRE.

Ah juste Ciel ! qu’entends-je ?

LÉONOR.

Je suis au désespoir.

LISETTE, pleurant.

Quel accident étrange !

MARIN.

Il vient de s’éveiller avec un air joyeux,

Ah, Marin, m’a-t-il dit, ah ! que je suis heureux !

Je vois clair de cet œil, voilà mon lit, ma table,

Te voilà, je te vois. Ah, remède admirable !

Eau divine, va cours au plutôt, cher Marin.

Va chercher Lempesé, ce fameux Médecin,

Qui m’a fait recouvrer la moitié de la vue,

La moitié de mon bien à ce service est due.

LISETTE.

Mais cette eau, disais-tu, n’était que pour le teint,

Et Lempesé surpris s’était trouvé contraint...

Peste du Médecin, et de son eau divine.

MARIN.

Ce n’est que par hasard qu’agit la Médecine.

Parmi ces quiproquo, souvent si dangereux,

Il s’en peut rencontrer, entre mille, un heureux.

LISETTE.

Et de quel œil voit-il ?

MARIN.

De l’œil droit.

LÉONOR.

Ah ! Lisette,

De quoi t’informes-tu, quand mon âme inquiète

Éprouve en ce moment le sort le plus fatal,

Quand je dois craindre tout, d’un jaloux, d’un brutal...

LISETTE.

Ah ma foi le voici.

LÉANDRE.

Je ne veux pas l’attendre,

Je gagne l’escalier.

LÉONOR.

Que faites-vous, Léandre,

À présent qu’il voit clair, il va vous rencontrer.

MARIN.

Dans son grand Cabinet vous ferez mieux d’entrer.

LÉANDRE, entrant dans le Cabinet.

Juste Ciel ! quel revers.

 

 

Scène XXVII

 

DAMON, LÉONOR, LISETTE, MARIN, LÉANDRE, caché

 

DAMON.

Ah ! quel bonheur extrême,

Quoi, je puis donc enfin revoir tout ce que j’aime.

Prenez part, Léonor, au plaisir que je sens.

Ô ciel ! quel teint ! quels yeux ! quels appas ravissants !

Comment donc, malheureux, tu la disais affreuse !

MARIN.

C’est votre guérison qui la rend si joyeuse,

Qu’elle a dans un moment repris tous ses attraits.

DAMON.

Oui, je vous trouve encor plus belle que jamais,

Vous ne me dites rien, que faut-il que je croie ?

MARIN.

Ce silence est encore un effet de sa joie.

DAMON.

Je veux bien m’en flatter. Qu’il est doux, mes enfants,

De revoir la lumière après un si longtemps ;

Je croyais n’avoir plus ce bonheur de ma vie,

Ah, quel plaisir charmant ! déjà je meurs d’envie

De revoir tous ces lieux, et surtout mes tableaux,

Ce vont être pour moi des spectacles nouveaux.

LÉONOR, bas à Lisette.

Dans son grand Cabinet il va d’abord se rendre.

Que ferons-nous, Lisette ? il y va de Léandre.

LISETTE, bas à Léonor.

Il faut parer le coup.

En empêchant Damon d’entrer dans le Cabinet.

Mais croyez-vous, Monsieur,

Ne voir clair que d’un œil ?

DAMON.

Pourquoi ?

LISETTE.

Si par bonheur

Vous voyez de tous deux ?

DAMON.

Non, cela ne peut être.

LISETTE.

Dans ce moment, Monsieur, nous le pourrons connaître,

Souffrez qu’avec ma main...

DAMON.

Oui-da, je le veux bien.

LISETTE, lui couvrant l’œil droit avec sa main.

Parlez, que voyez-vous ?

DAMON.

Parbleu, je ne vois rien.

LISETTE.

Rien du tout ?

DAMON.

Non vraiment.

LÉONOR, faisant sortir Léandre du Cabinet.

Sortez sans plus attendre.

LISETTE.

Vous ne voyez donc rien ?

DAMON, montrant Léandre qui sort du Cabinet.

Si fait, je vois Léandre

Qui sort dans ce moment de mon grand Cabinet.

LISETTE.

Pour le coup nous voilà tous pris au trébuchet.

MARIN.

Parbleu, c’est à ce coup qu’il faut crier miracle,

Et cet objet pour vous est un nouveau spectacle.

DAMON.

D’où vous vient donc à tous ce grand étonnement ?

Est-ce de voir la fin de mon aveuglement ?

 

 

Scène XXVIII

 

DAMON, LÉONOR, LÉANDRE, LISETTE, LEMPESÉ, MARIN

 

DAMON.

Mais j’aperçois, je crois, mon Médecin. De grâce,

Approchez-vous, Monsieur, venez qu’on vous embrasse,

Votre divin remède...

LEMPESÉ.

Hé bien ?

DAMON.

A réussi,

Je vois clair des deux yeux.

LEMPESÉ, à part.

Que veut dire ceci ?

À cette guérison, je ne puis rien connaître.

MARIN.

Vous êtes plus savant que vous ne croyez l’être.

Votre fortune est faite, il faut faire afficher,

De tous les lieux du monde on viendra vous chercher.

LEMPESÉ, à Marin.

Je suis tout stupéfait, et plus heureux que sage.

Qui l’aurait cru, qu’une eau pour peler le visage,

Guérit le mal des yeux ? je vois que désormais

On peut tout hasarder après un tel succès.

MARIN.

Ah, parbleu, voici l’autre.

 

 

Scène XXIX

 

DAMON, LÉONOR, LÉANDRE, LEMPESÉ, LA TANTE, LISETTE, MARIN

 

DAMON.

Ah, ah, c’est notre Tante.

Hé quoi la bonne femme est encore vivante !

LA TANTE.

Que veut dire cela, Monsieur, vous voyez clair ?

DAMON.

Un peu trop clair pour vous, je le vois à votre air.

LA TANTE.

Si vous voyez si clair, regardez votre femme,

J’ai signé le Contrat pour ma Nièce.

DAMON.

Ah, Madame.

LA TANTE.

Cela vous fâche un peu ?

DAMON.

Moi, Madame, pourquoi ?

C’est Monsieur Lempesé qui l’a signé pour moi.

Regardez votre Époux.

LA TANTE.

Vous vous moquez, je pense.

DAMON.

Je ne me moque point, je parle en conscience.

LEMPESÉ.

Que veut dire cela ?

MARIN.

Que pour l’avoir guéri,

Montrant la Tante.

De ce jeune tendron il vous a fait mari.

DAMON.

Pouvais-je mieux payer un si rare service ?

LEMPESÉ.

Une vieille !

LA TANTE.

Un benêt !

LEMPESÉ.

Une folle !

LA TANTE.

Un Jocrisse.

MARIN.

Fort bien, continuez, c’est à des noms si doux,

Qu’on reconnaît déjà que vous êtes Époux.

LA TANTE.

Pour me venger de vous, oui, je serai sa femme,

Et je vous ferai voir...

LEMPESÉ.

Non, s’il vous plaît, Madame.

LA TANTE.

Tout comme il vous plaira, Monsieur, arrangez-vous,

Il faut qu’il me revienne à bon compte un Époux.

LEMPESÉ.

Ah parbleu, vous pouvez vous assurer d’un autre,

À mon âge épouser une femme du vôtre ;

Vous avez cinquante ans, et des mieux mesurés.

MARIN.

Hé qu’importe, Monsieur, vous la rajeunirez,

Donnez-lui de cette eau qui pèle le visage.

LEMPESÉ.

Ah, c’est donc toi, Maraud ; avec ton beau langage,

Qui m’as fait tout du long donner dans le panneau ?

Je ne sais qui me tient.

DAMON.

Tout beau, Monsieur, tout beau,

Ne vous emportez point.

LISETTE.

Qu’as-tu fait double traître ?

MARIN.

Je vous ai trompés tous, et j’ai servi mon Maître.

En bonne foi, pouvais-je en agir autrement ?

Mais avant de crier, attends le dénouement.

DAMON.

Oh çà, mon cher Neveu, de vous qu’allons-nous faire ?

LÉANDRE.

Tout ce qu’il vous plaira ; suivez votre colère,

Je l’ai bien méritée, ayant pu m’oublier.

DAMON.

Hé bien donc, ma vengeance est de vous marier.

Épousez Léonor, ce sera votre peine.

LÉANDRE.

Je fais tout mon bonheur d’une si belle chaîne.

DAMON.

Quant à moi, je renonce à tout engagement,

J’aimais, et c’était là mon seul aveuglement ;

J’ai recouvré la vue, et je veux bien vous dire

Que j’ai vu tous vos tours, et n’en ai fait que rire ;

Avouez qu’il fallait être bien patient.

MARIN.

Voilà le véritable Aveugle Clairvoyant.

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